dimanche 15 août 2010

Le combat pour la langue : entre modernité et postmodernité



Comment les Québécois peuvent-ils accepter que les politiciens de la province dévalorisent à ce point leur langue, leur culture? Comment se fait-il qu'il n'y ait pas un engouement plus fort pour la langue? Pourquoi le projet de loi 103 ne soulève-t-il pas un tollé aussi puissant que celui qu’ont déclenché les magouilles autour du recensement? Pourquoi Courchesne n'a-t-elle pas reçu la volée de bois vert qu'elle méritait lorsqu'elle a trafiqué les calendriers scolaires pour les écoles juives orthodoxes au lieu de les mettre au pas?

En lisant Vadeboncoeur et Miron, on comprend que c'est cela, être colonisé; les malheurs que je décris sont des symptômes, pas des causes. En lisant Philpot, Falardeau et Lester, on en apprend un peu plus sur les médias et les techniques par lesquelles leurs propriétaires nous maintiennent dans ce mal. Enfin, une lecture des «Normes» de l'historien Maurice Séguin nous aide à voir la structure politique par laquelle notre nation est assujettie, et par là, nous comprenons que «qui n'agit pas par lui-même meurt à petit feu» (la citation est reproduite de mémoire). Les troubles décrits ci-haut sont caractéristiques de cette mort lente.

On pourrait penser que ce petit tour d'horizon circonscrit bien la problématique de notre immobilisme, mais en lisant l'excellent numéro spécial #101 de la revue «Liberté», publié en 1987 et intitulé «Watch ta langue» (que j’ai eu envie de consulter à la suite de mes lectures sur Vigile), j'ai été sidéré par la qualité et la force de la pensée des auteurs qui y avaient contribué. Imaginez que Beauchemin, Miron, Larose, Vadeboncoeur, Castonguay, Bissonnette, Ricard et j'en passe se partagent une «Tribune libre» l'espace d'une semaine, et vous aurez une idée de la valeur qu'arrive à condenser cette petite revue.

Voici un aperçu :
« C'est aux Chartes des droits des personnes (québécoise et canadienne) que la Loi 101 n'a pas résisté. Cette confrontation fatidique de la loi 101 avec les Chartes des droits de la personne est cruciale. La Loi 101 est la volonté d'un parlement face à un enjeu social saisi dans son contexte socio-politique, un contexte qui est pour le moins complexe; les chartes sont l'érection en loi d'un principe abstrait, celui de la liberté. Les deux ordres, une législation parlementaire et une loi fondamentale, ne sont pas -ni dans leur contenu, ni dans leur signification juridique- réconciliables.» [...]

« Dans notre contexte géo-culturel à nous, le fait que nous ayons épousé, au Canada et au Québec, le concept d'une charte des droits de la personne érigée en loi fondamentale est une nette manifestation de notre colonisation culturelle par l'Amérique. Où les institutions parlementaires britanniques auraient permis la défense du caractère particulier de notre collectivité, le principe américain de la liberté n'admet pas les particularismes, sauf au niveau de l'individu. [...] Le drame est qu'on ne peut pas, nous le répétons, vivre au diapason de la charte (le Québec en a une à lui) et de la Loi 101 en même temps: il va falloir choisir. Autrement, la particularité du Québec, dont le dénominateur commun le plus évident est la langue française, disparaîtra; et le Québec, n'ayant plus d'avenir comme nation, sortira de l'histoire laissant en arrière des Québécois entièrement «libérés», de futurs Kérouac de l'Empire.»


(CALDWELL, Gary. La loi 101 contre les chartes des droits de la personne, Liberté, 1987.)

Une telle précision, une telle acuité me séduit, mais ce qui me trouble, c'est de penser que ce texte a 23 ans, qu'il soit criant d'actualité et qu'on en ignore collectivement les conclusions. Comment l’expliquer? Une piste que l’on n’explore pas assez est la confrontation entre les valeurs de la postmodernité et celles de la modernité, et le fait que le Québec soit un des théâtres d’opérations de cette lutte.

On utilise beaucoup les termes «moderne» et «postmoderne» et je crois que même chez les érudits, on est victime d'une certaine confusion quant aux référents respectifs de ces deux termes.

La modernité est héritière des Lumières et elle est assise principalement sur 3 métarécits : la raison, la science et l'Histoire. La modernité se caractérise donc par le rejet des superstitions et des croyances comme ciment communautaire pour lui préférer des valeurs humanistes empreintes de rationalité. Une société moderne est donc une société qui, lorsqu'elle est confrontée à des défis, des problèmes, s'en remet à un exercice de délibération régi par la raison, la science et l'Histoire. La nationalisation de l'électricité est un excellent exemple d'une décision moderne : les préjugés à l'effet que nous n'en n'étions pas capables ne tenaient pas debout et c'est par une compréhension juste de l'histoire que nous avons compris la nécessité d'une telle démarche, quant à la science, nous avons saisi l'occasion de développer une expertise unique. La modernité permet donc de développer des structures, des hiérarchies claires par lesquelles il est possible de saisir la réalité, voire de permettre à l'homme de contrôler son environnement, et au peuple, son gouvernement. On comprend mieux pourquoi la revue de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre s'appelait «Les temps modernes». La modernité permet aux individus de se libérer des contingences qui les oppressent : les êtres humains sont dignes et peuvent changer les choses s'ils s'investissent. On comprend mieux aussi, que la Révolution tranquille fut moderne.

La postmodernité est plus difficile à définir, mais on peut dire qu'elle est une conséquence de la modernité, sans pour autant être aboutissement, il s'agit plutôt d'un accident.

La modernité donne une souveraineté aux individus, la modernité est synonyme de démocratisation de l'enseignement, mais si les individus se retrouvent dans un monde moderne sans les clés de compréhension de cette dernière, c'est-à-dire sans une compréhension juste du fonctionnement de celle-ci, donc du rôle primordial de la raison, de la science et de l'Histoire, ils perdent leur repères. La postmodernité a donc pour origine la contestation, le chaos et l’instabilité qui ont caractérisé les années 60. Les énergies dissidentes (et porteuses d’espoir) ont ensuite été récupérées par les diverses autorités dans les années 70, un bon exemple de cela pourrait être la démission de Nixon, qui montre en apparence une victoire de la société civile, alors que les structures corrompues sont restées en place.

Ainsi, on peut qualifier la postmodernité comme l'expression collective d'un doute face aux métarécits de la modernité, lesquels sont remplacés par d'autres piliers : le plaisir, la diversité et la tolérance. Ces nouveaux moteurs engendrent à leur tour une fragmentation des structures, des collectivités et des individus, une exagération de l'individualisme et surtout, permettent l'émergence d'un relativisme moral et scientifique.

Le rejet des valeurs et des structures traditionnelles, provoqué par les forces modernes, a créé un vide. Ce dernier, plutôt qu'être remplacé par un projet plus enraciné, dans l'effervescence des changements sociaux propres aux années 60, a été «rempli» par la consommation et la multiplication des médias de masse. Pendant que les individus devenaient de plus en plus atomisés, ils devenaient soumis aux nouvelles structures économiques, voilà un peu le gouffre par lequel les valeurs de la postmodernité se sont instillées dans nos vies.

La lutte pour l'enseignement du créationnisme, le bilinguisme, le multiculturalisme sont des excroissances de la postmodernité. La réforme scolaire au Québec en est un bon exemple. Dans la grande diversité sans structure d'une connaissance étalée comme dans un marché, des experts en pédagogie ont déduit que le constructivisme (un paradigme intéressant en épistémologie ou en science très pointue) pouvait devenir LE paradigme en éducation, les connaissances étant désormais étiquetées comme «socialement construites», il faut désormais favoriser la construction de connaissances par le biais d'une approche par «compétence» (de champs et d'objets transversaux), et ce, au mépris de l'expertise disciplinaire. Ce sont désormais ceux qui maitrisent ce jargon qui dirigent en éducation et non les spécialistes des disciplines, de toute façon elles n'existent plus, ce sont des «champs».

Le grand cafouillage de la réforme est exemple institutionnel des fractures que provoquent les tiraillements entre modernité et postmodernité. Un projet aux visées postmodernes est venu s’opposer aux valeurs et aux structures modernes des écoles qui avaient précisément insisté sur un renforcement des matières essentielles. Écrire un long texte sur Vigile est moderne, changer son statut sur «Facebook» toutes les heures est postmoderne. «Bazzo» est généralement moderne, «Tout le monde en parle» est postmoderne. Prendre un café avec un ami pendant 2 heures est moderne, se réunir à 12 dans un bar, sans rien se dire; 12 solitudes qui palpent leur portable, c’est définitivement postmoderne. Rien ne correspond plus à l’essence de la postmodernité que cette idée des jeunes qui font du «multitâche» devant leur ordinateur. Cet exemple permet de voir que la postmodernité écrase toutes les hiérarchies (le relativisme).

Des Montréalais (francophones ou anglophones) qui se disent tels plutôt que de se définir comme Canadien ou Québécois, qui ignorent précisément l'histoire et qui ne comprennent pas la portée politique de leur nouvelle adhésion ne comprennent même pas, dans leur désir d'éviter la division, qu'ils choisissent sciemment de renforcer l'identité canadienne et le fédéralisme, qui se disent partisans d'une culture universelle, sans même connaitre la leur, sont, vous l'aurez compris POSTMODERNES.

L'éthique moderne demande des efforts, il faut lire, s'informer, discuter et continuellement interroger l'Histoire; la postmodernité, en privilégiant plaisir offre penche plutôt pour le confort que vante IKÉA... La tolérance et la promotion de la (fausse) diversité sont le corollaire de cette paresse. En contrepartie, on invente des catégories fourre-tout, comme des sauces méditerranéennes, mais on ne s'intéresse pas vraiment aux particularités : on drague le «bel Arabe» dans un bar, mais est-on vraiment intéressé par ce qu'il va nous dire sur son l'histoire libanaise, sommes-nous intellectuellement équipés pour comprendre la différence entre Chiites et Sunnites? Comment parler de la poésie perse d'Omar Khayam si on ne connait pas soi-même la poésie française? Le relativisme moral permet à tous d'avoir raison et condamne de facto les radicaux, sans les écouter, leur extrémisme étant la preuve de leur intolérance. C'est donc un vecteur de paix sociale, mais à qui profite-t-elle? Derrière l'humanisme du mélange tolérance-diversité se cache un marché qui veut nous faire acheter du Coke ou du Pepsi, mais surtout, à nous faire acheter, voilà à quoi se résume la diversité, car la postmodernité est, par-dessus tout, commerciale. Vous aurez compris que la rectitude politique est... postmoderne.


Mon intuition est que le Québec est entré dans la modernité au même moment où commençait le bouillonnement de la postmodernité. C'est peut-être le cas de bien des nations, mais la nôtre était particulièrement vulnérable, son entrée dans la modernité se faisait sur le tard. Paradoxalement, cette postmodernité a permis au fond conservateur de perdurer et par là, a bloqué les forces modernes

Cela demeure encourageant : la lutte pour l'indépendance est un projet RÉSOLUMENT moderne, lors des batailles précédentes, nous n'avons donc pas été vaincus seulement par l'adversaire ou la peur, mais parce que se jouaient d'autres forces historiques qui tendaient à dépolitiser la population et à conforter dans sa quête de facilité. L’apathie n’est pas québécoise, n’est pas liée à la popularité de nos idées, elle générale.

Alors que mon père a fait du militantisme en 80, il n'a pas bougé en 95, pourquoi? Parce que 15 ans de postmodernité causent des ravages. Qui était-il, à l’ère du relativisme pour cogner chez le voisin pour le convaincre? Tout ce vaut, non? Et puis, il faut être tolérant. N’est-ce pas? Et puis, le gouvernement va la faire, lui, l’indépendance. Voilà l’effet des valeurs postmodernes. Quand nos adversaires diffusent des preuves que notre projet stagne, il faut se rappeler qu'en 2010, tout projet politique stagne. C'est une tendance mondiale à laquelle nous ne pouvons échapper. Ainsi, contrairement aux années 60 et 70, le Canada n’est pas plus capable de se réformer sans nous. Le déficit démocratique du Canada, son assujettissement à une vision commerciale et puérile sont des défis qu’il doit relever, y arrive-t-il mieux que nous arrivons à faire l’indépendance? Nous sommes beaucoup plus près des leviers qu’il nous manque que ne l’est le Canada. C’est d’ailleurs notre départ qui va créer des occasions de réforme. N’est-ce pas triste?

Maintenant, il n'en tient qu'à nous de démontrer que la postmodernité était un épisode temporaire de la modernité et je crois que le remède à la postmodernité, c'est d'insister justement sur les valeurs de la modernité. La raison, la science, l'Histoire, quand elles sont bien maniées démembrent absolument les construits postmodernes, mais il faut d’abord comprendre sur quoi ils reposent.

Nous sommes un peu loin de notre point de départ, mais je cherchais à comprendre pourquoi nous n'arrivions pas à défendre correctement notre langue, j'ose espérer qu'avec une clarification des concepts de modernité et de postmodernité, nous pourrons enrichir les réflexions et les argumentaires en faveur du français et de l’indépendance. En utilisant les termes appropriés, nous augmentons la qualité et la profondeur de nos analyse. C’est cela aussi, la richesse de la langue...

Je tiens aussi souligner que les concepts que j'ai utilisés proviennent de la présentation d'un enseignant, Jean-Louis Lessard, que je remercie chaleureusement. Et je termine en soulignant, à l’aune de cette réflexion, combien était à propos la phrase de Paul Martin : «le Canada est le premier pays postmoderne», ça donne envie d’en sortir!

vendredi 6 août 2010

F-35 le gouffre démocratique



Petit, ma mère m’emmenait dans ses manifestations pour la paix, dans ses manifestations féministes et dans ses manifestations syndicales. Je n’ai donc pas besoin que l’on me fasse la démonstration du caractère absolument immoral d’encourager le complexe militaire et industriel américain et canadien par l’achat de 65 avions d’attaque super modernes, mais j’aimerais partager ma compréhension de certaines implications de cette décision. En effet, certain(es) sont tellement outré(es) par cette décision, qu’ils n’osent pas l’examiner. Or, seule une véritable compréhension des périls est susceptible de réveiller une contestation.

Tout d’abord, le simple fait de posséder de tels joujoux encourage les militaires à faire des pressions pour les tester et donc à soumettre des plans d’interventions ou à soumettre des analyses à travers lesquelles les dites interventions sont nécessaires, voire vitales. C’est ainsi qu’un cercle vicieux s’instaure, encourageant les industries de l’armement et les conflits militaires à travers le monde, pour le plus grand bénéfice des firmes et des pays producteurs d’armement.

Cette dépense a aussi un caractère insidieux : en dopant le milieu militaire, on augmente son pouvoir et dès lors sa crédibilité. C’est ainsi qu’à son instigation, on entre en guerre, on devient patriote et pour ce faire, on attaque les libertés civiles, lesquelles sont, on le sait, un espace où pourrait se loger la dissidence, la démoralisation des troupes ou l’aide à l’ennemi.

En ce sens, cette militarisation de la politique, de l’économie et de la société civile diminue considérablement la liberté des citoyens. En effet, les écoutes préventives, le fichage, le manque de transparence, les secrets d’État, l’augmentation des budgets de sécurité sont autant de travers totalitaires même si elles ont pour but, peut-être naïvement, de nous protéger. Le « Patriot Act » est un bon exemple du type de mesures qui que tend à produire un gouvernement militariste.

Sommes-nous réellement menacés par la Corée, l’Iran ou la Russie ? Nous sommes en tout cas menacés par notre propre gouvernement. Ainsi, l’achat de ces 65 avions représente une menace véritable bien supérieure à celle que posent les pays contre lesquels nous nous battrons lorsqu’on nous aura livré nos nouveaux joujoux.

Enfin, même si on joue le jeu et que l’on mette un instant cette analyse pacifiste de côté, une analyse tactique et technique permet de comprendre que cet avion, le F-35, n’est pas ce dont les militaires ont besoin.

Le F-35 est un avion d’attaque, ce n’est pas un chasseur. Il est truffé de technologies pour permettre à son pilote de bombarder sans danger des cibles dans des théâtres d’opérations comme le Kosovo ou l’Irak. Par contre, ces technologies ne lui permettront pas de gagner des engagements contre des chasseurs, surtout s’il s’agit de chasseurs russes de dernière génération. Le F-35, dans un contexte de combat aérien contre une flotte moderne, a besoin du support d’un avion encore plus couteux, le F-22, lequel est trop cher pour nous. Cet achat est donc la preuve que nous abandonnons notre souveraineté aérienne en échange du support américain ou alors, l’admission implicite que nos militaires ne voient pas en la Russie une menace, car si c’était le cas, nous aurions acheté des avions capables de rivaliser avec les siens.

Ces avions ne nous seront efficaces qu’à une seule fin : permettre aux Canadiens de bombarder, dans le cadre de coalitions avec l’apport américain, de pays militairement bien moins forts. Mais dans ce cas, nous n’avons pas besoin d’avions aussi sophistiqués, le support logistique de nos alliés nous permettrait de toute façon d’utiliser des avions moins récents.

Enfin, ces avions moins récents seraient d’autant plus capables de défendre notre souveraineté dans l’arctique qu’ils ont plus d’autonomie et sont plus fiables ; les Américains eux-mêmes ne se fieront sans doute pas au F-35 pour assurer leur part dans le cadre de NORAD. En effet, le F-35 est moins rapide, moins maniable et a moins d’autonomie que les chasseurs russes de dernière génération. Notre souveraineté aérienne étant donc symbolique, pourquoi ne pas la pratiquer à moindre cout ?

Cette analyse rapide permet de comprendre qu’il n’y a pas de véritable avantage tactique à investir dans le F-35, sinon que dans l’affirmation symbolique et dans la prétention de faire du Canada une puissance militaire. Malheureusement, il faudra exercer cette puissance pour qu’elle soit manifeste, car on l’a compris, elle n’est que partielle. Nous serons donc complices d’interventions militaires agressives et ainsi coupables de crimes de guerre et de bavures. Cet achat sert donc renforcer l’assise du complexe militaire et industriel au Canada et à lui donner un plus grand pouvoir.

L’achat de 65 f-35 n’est pas l’aboutissement d’un processus, mais son début. Si vous êtes inquiets, imaginez comment vous le serez lorsque les retombées économiques de cette dépense seront telles, que ledit complexe pourra s’acheter encore plus de voix, de think tanks, de journaux et de politiciens.

Cette décision est beaucoup plus grave pour la démocratie que les décisions récentes sur le recensement. Nos réactions ne sont pas proportionnelles aux menaces que représentent ces 65 engins de mort.